« Qu’une société concessionnaire d'autoroute qui conclut avec une autre personne privée un contrat ayant pour objet la construction, l'exploitation ou l'entretien de l'autoroute ne peut, en l'absence de conditions particulières, être regardée comme ayant agi pour le compte de l'Etat ; que les litiges nés de l'exécution de ce contrat ressortissent à la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire » (TC, 9 mars 2015, n°3984, Rispal c/ Société Autoroutes du Sud de la France).
Après 50 ans de pratique, la fameuse jurisprudence Entreprise Peyrot est abandonnée. Le Tribunal des conflits met fin à l’exception de la qualification de contrats administratifs des marchés de travaux passés par les concessionnaires d’autoroute.
Par un arrêt du 9 mars 2015 « Rispal c/ Société Autoroutes du Sud de la France », le Tribunal des conflits est revenu sur sa position et considère désormais que c’est le juge judiciaire qui est compétent pour connaître des litiges nés de l'exécution d’un contrat conclu entre un concessionnaire et une personne privée ayant pour objet la construction, l'exploitation ou l'entretien d'une autoroute.
L’objet du conflit concernait une convention pour la réalisation d’une œuvre d’art passée entre Mme Rispal et la société concessionnaire d’autoroute ASF. Cette dernière avait décidé de mettre fin unilatéralement au contrat. Mme Rispal a donc saisi la juridiction judiciaire d'une demande d'indemnisation des préjudices qu'elle aurait subis du fait de cette résiliation. La Cour de cassation a décliné la compétence du juge judiciaire. Puis, la cour administrative d'appel de Paris a décidé de renvoyer au Tribunal des conflits le soin de décider sur la question de compétence.
La position du Tribunal se veut nette et précise « qu'une société concessionnaire d'autoroute qui conclut avec une autre personne privée un contrat ayant pour objet la construction, l'exploitation ou l'entretien de l'autoroute ne peut, en l'absence de conditions particulières, être regardée comme ayant agi pour le compte de l'Etat ; que les litiges nés de l'exécution de ce contrat ressortissent à la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire ; ».
Mesurant ou pas toutes les conséquences de sa solution, le Tribunal prévoit son application uniquement pour les contrats conclus à compter de la date de l’arrêt. Le contrat litigieux ayant été passé antérieurement, il demeure régi par la règle de droit antérieure, celle de la jurisprudence Entreprise Peyrot ; « Considérant, toutefois, que la nature juridique d'un contrat s'appréciant à la date à laquelle il a été conclu, ceux qui l'ont été antérieurement par une société concessionnaire d'autoroute sous le régime des contrats administratifs demeurent régis par le droit public et les litiges nés de leur exécution relèvent des juridictions de l'ordre administratif ; ».
Dans son arrêt du 8 juillet 1963, Société Entreprise Peyrot c/ Société de l'autoroute Estérel Côte d'Azur, la juridiction avait considéré que les marchés passés pour la construction d'autoroutes ont le caractère de marchés de travaux publics « sans qu'il y ait lieu de distinguer selon que la construction est assurée de manière normale directement par l'Etat, ou à titre, exceptionnel par un concessionnaire agissant en pareil cas pour le compte de l'Etat ». Le concessionnaire d’autoroute était regardé de fait comme agissant pour le compte de l’Etat.
Le Tribunal avait ainsi posé une règle de principe du droit administratif. Il justifiait sa solution en raison de l’objet du contrat ; « la construction des routes nationales a le caractère de travaux publics et appartient par nature à l'Etat ; qu'elle est traditionnellement exécutée en régie directe ; que, par suite, les marchés passés par le maître de l'ouvrage pour cette exécution sont soumis aux règles du droit public ».
L’arrêt Rispal c/ Société Autoroutes du Sud de la France est un revirement jurisprudentiel remarquable. Cette solution n’est peut-être pas sans rapport avec l’évolution des compétences de l’Etat et la privatisation du réseau autoroutier depuis 2005. Rien est dit, toujours est-il qu’il ressort de la décision que le concessionnaire n’a pas agi pour le compte de l'Etat. Les marchés de travaux des sociétés concessionnaires d'autoroutes ne sont donc plus « par nature » de la compétence du juge administratif.
En outre, le Tribunal va plus loin dans sa solution. L’objet du contrat pourrait même porter sur l’exécution des missions de service public, la compétence du juge judiciaire serait retenue.
Un peu plus tôt, dans un arrêt du 14 novembre 2014, Sociétés des Autoroutes du sud de la France, le Conseil d’Etat avait jugé que les contrats portant sur la mission de dépannage des véhicules en panne ou accidentés sont des contrats administratifs ; « les modalités d'exercice de cette mission déléguée au concessionnaire ou sous-déléguée à une entreprise de dépannage, notamment par instructions ministérielles et, d'autre part, lorsque ASF utilise la possibilité de déléguer cette mission, il vérifie que les entreprises choisies par le concessionnaire pour assurer cette mission et présentées à cette fin à son agrément, sont en mesure de remplir leur mission dans le respect notamment des objectifs de sécurité routière ; que dans ces conditions, la question se pose de savoir si ces contrats de sous-concession, bien que conclus entre deux personnes privées, sont, eu égard à leur objet et à l'intensité du contrôle de l'État, des contrats passés pour le compte de l'État et, par suite, des contrats administratifs ; ». CE, 14 nov.2014, n° 374557, Sociétés des Autoroutes du sud de la France).
Dans cette affaire, la Cour d’appel et le Rapporteur public Bertrand Dacosta, soutenaient une solution tout autre qui allait dans le sens de la position actuelle du Tribunal des conflits : la jurisprudence Entreprise Peyrot n’avait pas à s’appliquer pour des contrats autres que ceux portant, au moins partiellement, sur des travaux. Au terme de ses conclusions, le Rapporteur public présentait les limites de la jurisprudence Entreprise Peyrot dans le contexte actuel : la solution était dépassée et source d’incertitudes. Il appelait ouvertement le Conseil d’Etat à saisir le Tribunal des conflits de cette question.
Désormais toutes les interrogations sur la compétence des deux ordres de juridictions sont levées. La qualification du contrat relève du critère organique. Dès lors qu’il n’existe pas de contrats de mandat exprès avec l’Etat, le concessionnaire d’autoroute passe des contrats de droit privé.
Sonia GHERZOULI, Juriste, Société d’Avocats Legitima